Le livre de l'intranquilité...

Parler du Livre de l'intranquillité n'est pas chose aisée. J'ai pu en faire l'expérience lorsque, au détour d'une conversation, on m'a interrogé sur ce que cet imposant objet bleu au titre étrange - que je trimballais partout - pouvait bien renfermer.

« C'est portugais », je me contentais de répondre, de peur d'en dire trop ; mon interlocuteur lâchait alors un petit « ah » intéressé, comme si nous parlions d'un bon vin.

En y repensant, un sentiment de trahison intime envers Pessoa, qui a passé plus de vingt ans sur son oeuvre, m'a astreint à aller plus loin que le simple constat de sa nationalité, pour partager quelques impressions de lecture.

Le génie du Lisboète réside, à mes yeux, dans une prise de recul radicale, cette capacité qu'il a de sortir de son corps pour pouvoir étudier au mieux son âme sous toutes ses facettes. La vraie sagesse, précise-t-il en effet, consiste à « contempler ses émotions comme on contemple un paysage ». La rigueur presque scientifique avec laquelle il opère cette extraction se manifeste sur le papier par la présence d'hétéronymes, une catégorie de doubles littéraires qui assument la narration des écrits du Portugais. Ainsi, Bernardo Soares, alias de Pessoa dans cet ouvrage, constitue un intermédiaire idéal entre auteur et lecteur, et l'attraction qu'exerce à force égale chacun d'eux le maintient, dans une tension, au milieu des choses. Pessoa parvient dès lors à une subjectivité si profonde sur la quasi-totalité des thèmes balayés que cette subjectivité semble se muer en objectivité par effet de bascule : sa propre vérité devient, en quelque sorte, universelle. Voilà pourquoi, selon mon interprétation, le lecteur s'identifie si aisément à ce modeste employé de bureau. Pessoa est en chacun de nous et sur ce point, le poète joue d'ailleurs avec son nom, qui, en portugais, signifie « personne », au sens d'individu. Soares est le chantre de la banalité, du lieu commun - d'un lieu commun, Lisbonne.

Et, en fin de compte, les fruits de cette observation silencieuse et désintéressée ont une saveur particulièrement amère. Supplice de penser, angoisse d'aimer, douleur de vivre... La lecture du Livre de l'intranquillité donnerait presque envie d'aller se percher tout en haut d'une colonne, dans un accès de fièvre ascétique. Mais ce serait sans compter sur la vie, impitoyable pour nous autres « hommes sensuels », qui, d'un seul coup de vent, nous en délogerait si facilement...

Pessoa, lui, reste de marbre, perdu dans ses chimères, intouchable, hors du monde, et tout autour de lui semble s'ériger, sous l'effet du vent, comme dans l'un de ses rêves, l'authentique tour d'ivoire des poètes. 

édition intégrale / 600 pages  /  avis ci-dessus est tiré de sens critique 


Lettre à Mário de Sá-Carneiro

Cette lettre figure en tête du Livre de l'intranquillité (Édition intégrale. Christian Bourgois éditeur. 1999). Mário Sá-Carneiro, poète et écrivain portugais, a vécu à Paris de 1912 à 1916. Ce grand ami de Fernando Pessoa s'est suicidé le 26 avril, à l'âge de 26 ans dans un hôtel du IX ème arrondissement, 29 rue Victor-Massé. C'est de là qu'il communiquait à ses amis les nouveautés produites par les mouvements artistiques de l'avant-garde européenne. Il s'est donné la mort près d'un mois après avoir annoncé son suicide dans une lettre à Fernando Pessoa.

« 14 mars 1916
Je vous écris aujourd'hui poussé par un besoin sentimental - un désir aigu et douloureux de vous parler. Comme on peut le déduire facilement, je n'ai rien à vous dire. Seulement ceci- que je me trouve aujourd'hui au fond d'une dépression sans fond. L'absurdité de l'expression parlera pour moi.
Je suis dans un de ces jours où je n'ai jamais eu d'avenir. Il n'y a qu'un présent immobile, encerclé d'un mur d'angoisse. La rive d'en face du fleuve n'est jamais, puisqu'elle se trouve en face, la rive de ce côté-ci; c'est là toute la raison de mes souffrances. Il est des bateaux qui aborderont à bien des ports, mais aucun n'abordera à celui où la vie cesse de faire souffrir, et il n'est pas de quai où l'on puisse oublier. Tout cela s'est passé voici bien longtemps, mais ma tristesse est plus ancienne encore.
En ces jours de l'âme comme celui que je vis aujourd'hui, je sens, avec toute la conscience de mon corps, combien je suis l'enfant douloureux malmené par la vie. On m'a mis dans un coin, d'où j'entends les autres jouer. Je sens dans mes mains le jouet cassé qu'on m'a donné, ironiquement, un jouet de fer-blanc. Aujourd'hui 14 mars, à neuf heures dix du soir, voilà toute la saveur, voilà toute la valeur de ma vie.
Dans le jardin que j'aperçois, par les fenêtres silencieuses de mon incarcération, on a lancé toutes les balançoires par-dessus les branches, d'où elles pendent maintenant ; elles sont enroulées tout là-haut; ainsi l'idée d'une fuite imaginaire ne peut même pas s'aider des balançoires, pour me faire passer le temps.
Tel est plus ou moins, mais sans style, mon état d'âme en ce moment. Je suis comme la Veilleuse du Marin, les yeux me brûlent d'avoir pensé à pleurer. La vie me fait mal à petit bruit, à petites gorgées, par les interstices. Tout cela est imprimé en caractères tout petits, dans un livre dont la brochure se défait déjà.
Si ce n'était à vous, mon ami, que j'écris en ce moment, il me faudrait jurer que cette lettre est sincère, et que toutes ces choses, reliées hystériquement entre elles, sont sorties spontanément de ce que je me sens vivre. Mais vous sentirez bien que cette tragédie irreprésentable est d'une réalité à couper au couteau - toute pleine d'ici et de maintenant, et qu'elle se passe dans mon âme comme le vert monte dans les feuilles.
Voilà pourquoi le Prince ne régna point. Cette phrase est totalement absurde. Mais je sens en ce moment que les phrases absurdes donnent une envie de pleurer.
Il se peut fort bien, si je ne mets pas demain cette lettre au courrier, que je la relise et que je m'attarde à la recopier à la machine pour inclure certains de ses traits et de ses expressions dans mon Livre de l'intranquillité. Mais cela n'enlèvera rien à la sincérité avec laquelle je l'écris, ni à la douloureuse inévitabilité avec laquelle je la ressens.
Voilà donc les dernières nouvelles. Il y a aussi l'état de la guerre avec l'Allemagne, mais déjà bien avant cela, la douleur faisait souffrir. De l'autre côté de la vie, ce doit être la légende d'une caricature quelconque.
Cela n'est pas vraiment la folie, mais la folie doit se procurer un abandon à cela même dont on souffre, un plaisir, astucieusement savouré, des cahots de l'âme- peu différents de ceux que j'éprouve maintenant.
Sentir- de quelle couleur cela peut-il être?
Je vous serre contre moi mille et mille fois, vôtre, toujours vôtre.
Fernando Pessoa
PS: J'ai écrit cette lettre d'un seul jet. En la relisant, je vois que, décidément, je la recopierai demain avant de vous l'envoyer. J'ai bien rarement décrit aussi complètement mon psychisme, avec toutes ses facettes affectives et intellectuelles, avec toute son hystéro-neurasthénie fondamentale, avec tous ces carrefours et intersections dans la conscience de soi-même qui sont sa caractéristique si marquante...
Vous trouvez que j'ai raison, n'est-ce pas?»

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